Une histoire roumaine

Publié le par trapped

Niu Herisanu m’accueille dans son atelier de sculpture adjacent aux locaux de l’entreprise d’imprimerie qu’il a fondé il y a quelques années avec ses deux fils à Sibiu. Cette affaire familiale est rapidement devenue maison d’édition et aspire aujourd’hui à implanter son nom au niveau national. Bien que le travail rendu soit à la hauteur de l’ambition de la famille, l’ambiance est chaleureuse et détendue.
Assis à la table, Herisanu me raconte comment il est devenu artiste, sculpteur, musicien et écrivain dans un monde barricadé, où l’idée d’expression publique était faussée par la censure communiste et la délation.
Artiste complet, à la fois sculpteur, musicien et écrivain, Herisanu est également un orateur passionné. Durant deux heures, nous avons discuté de sa famille, de son parcours, de littérature et de communisme. niu1.JPG

Issu d’une famille de bourgeois qui possédait des maisons et des hectares de vignes et de forêts, Niu Herisanu explique : « Ma famille a vécu 143 ans et 6 mois de prison durant la période communiste. C'est-à-dire des oncles, mes grands-parents, mes parents, ils ont tous été en prison ou déportés. Quand les communistes sont arrivés, [...] ils ont tout pris, bien entendu, ils ont mis ma famille en prison et ils leur ont laissé un lieu pour une maison, un petit terrain. [...] Mes parents sont restés avec 600 mètres carrés mais ceux-là étaient tout de même au nom de la famille, ils étaient propriétaires. Mes parents sont morts avant 1989, ils n’ont pas vu la révolution. Mais ils n’ont jamais été en paix avec l’idée qu’ils puissent mourir dans un appartement de bloc. L’instinct de la propriété est resté. [...] Dommage que je n’ai pas hérité cela, je suis un très mauvais commerçant, je ne sais jamais donner un prix. »

Mais si Herisanu ne possède pas le don de ses parents, il en découvre un autre dès sa plus jeune enfance : la création artistique. niu4.JPG
Il commence d’abord à sculpter des figurines dans la craie scolaire que son institutrice apprécie dès le premier coup d’oeil. Elle l’incite alors à faire une petite exposition. Pour accompagner ses oeuvres d’art plastique, notre protagoniste écrit quelques textes. Il découvre la poésie et s’aventure dans l’écriture : « Quand j’avais 9-10 ans, j’ai publié pour la première fois dans une revue nationale qui existait chez nous et qui s’appelait « L’étincelle du pionnier », j’y ai publié mes premiers textes. Paradoxalement, c’était des textes de propagande, à tendance engagée. Moi, je dédiais des textes au parti ouvrier, devenu par la suite communisme roumain, pendant que mon père était prisonnier politique. »

A l’adolescence, Herisanu commence à fréquenter les cénacles. Ces cercles d'intellectuels s'organisaient dans les institutions (université, théâtre, centre culturel... ) et permettaient à des artistes, écrivains, etc de se retrouver une fois par mois.  Les artistes y lisaient des textes, en vers ou en prose, chantaient, critiquaient : « Là-bas tu étais bien entendu provoqué, pour donner ton avis sur les textes qui se lisaient. A chaque rencontre, une ou deux personnes lisaient leur création et les autres commentaient. [...] Par contre, quand tu lisais tu devais te taire, tu ne pouvais pas expliquer ta création. C’était les autres qui commentaient et tu supportais les critiques. C’était aussi une forme de… comment dire… d’une certaine manière, dans notre naïveté, nous avions la sensation d’être plus libres. Libres nous ne l’étions pas. En réalité, la vie nous a prouvé que tout ce que nous discutions dans les cénacles, mais pas seulement – on avait l’habitude, une fois le cénacle terminé, d’aller continuer les discussions autour d’un verre – tout ce que nous faisions, la Securitate (ndlr : la police politique communiste) le savait. Cela signifie que nous avions des informateurs entre nous. Pour ne pas dire que certains étaient carrément Sécuristes. »
 
Le danger existait, il fallait peser ses mots, ne pas tout dire à voix haute, ne pas même tout écrire.
Niu Herisanu est rapidement confronté à la censure, et se fait accuser dès son adolescence: « A l’époque il y avait des cours d’athéisme scientifique. Moi, par exemple, j’ai été accusé [...] simplement à cause du fait que, même si j’avais choisis mes textes et prévus de présenter ceux qui ne pouvaient pas paraître contre le régime, dans certains d’entre eux apparaissaient des mots comme « Dieu ». Tu n’avais pas le droit, car nous étions athées. Les communistes niaient l’existence de Dieu, ils étaient matérialistes. J’avais un vers par exemple qui se terminait ainsi : « comme une Madonne venue de la lampe rouge », ou un autre : « ça sentait l’âpreté soviétique ». Et déjà, à cause de ces quelques mots qui évoquaient un peu l’Empire Rouge – les Russes – on m’interdisait ces textes. Même s’ils avaient de la valeur d’un point de vue littéraire, artistique... mais tu n’avais pas le droit d’utiliser des mots comme cela. »

Il était très difficile de détourner ces interdits. Certains auteurs ont bien essayé de recourir à la fable et à la métaphore mais la simple évocation d’une possible opposition au Parti était punie. La censure ne s’en tenait d’ailleurs pas qu’à l’espace public, à croire que les mots traversaient les murs.
A l’âge de 22 ans, Herisanu est accusé de constitution de groupes anarchistes: « Pourquoi ? Nous nous retrouvions dans un garage sur les murs duquel nous dessinions toute sorte de bêtises. A l’époque c’était la mode Hippie, et nous avions peints les murs avec toute sorte de signes du genre « Flower Power », avec des phrases du style « Make love, not war » et tout les trucs du genre. Et à cause de cela, étant donné que, encore une fois, un de la bande a parlé plus loin, ils nous ont appelé dans les bureaux de la Securitate (c’était le pire alors) et nous avons été renvoyés des écoles, sans avoir le droit de nous inscrire dans d’autres écoles. C’était dur… ».

Pourtant, pas découragé, Herisanu se décide à constituer un manuscrit de ses poésies et de ses nouvelles qu’il présente à une maison d’édition : « Je n’avais plus vraiment publié jusqu’alors sachant que j’avais refusé d’écrire des vers dédiés au Parti et au Conducteur aimé, c'est-à-dire Ceaucescu. Et donc j’ai ramené le manuscrit chez un éditeur et après environ trois mois, j’ai reçu un coup de téléphone. Il fallait que je me présente à la maison d’édition en question, qui n’était pas sur Sibiu mais à Târgu Mures, et on m’a rendu le manuscrit en me disant qu’il n’était pas possible de le publier, même pire, qu’il fallait que je fasse attention à ne le montrer à personne, que je fasse attention à l’avenir à ce que j’écrivais pour mon bien et la sécurité de ma famille. Et j’ai décidé alors de ne plus rien publier, de ne plus essayer ».
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Toute personne qui avait été confronté à ce genre de situation continuait à écrire en cachette. Chacun trouvait un endroit où conserver ses manuscrits en sécurité, dans les maisons, sous les parquets, dans les murs, ou quelque part dans la nature : « Nous avions des cachettes, mais pas dans la maison, étant donné que ceux de la Milice, de la Sécurité, savaient déjà toutes ces choses, ils étaient capables de démonter même les murs afin de chercher quelque chose. Et donc nous avions des cachettes dans d’autres lieux, dans les maisons abandonnées, différents lieux de ce genre… Par exemple, mon grand-père avait une caisse en acier inoxydable, contenant tous les documents de valeur de la famille, qu’il a caché dans une de nos anciennes forêts, à la racine d’un chêne. » Mais quel sens cela avait-il pour un auteur d’écrire pour ne pas être lu ? Pour devoir tout cacher ?
« Il y avait un espoir, étant donné que l’espoir meurt le dernier. Et ensuite, probablement dans notre subconscient, nous nous faisions une idée de la liberté, nous espérions qu’à un moment donné nous allions échapper à tout cela, même si les espoirs à la fin des années 80 se faisaient de plus en plus rares. Nous avions l’impression que personne ne pouvait plus nous sauver et que cette route était irrémédiable. »
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Puis vient la révolution, une libération plus ou moins vraie mais qui permet à l’art et aux artistes roumains de circuler.
Après quelques années de travail en Allemagne, Herisanu revient sur Sibiu et monte son entreprise avec ses fils : « Moi je me suis juré que je n’allais jamais publier en Roumanie. J’étais carrément dégoûté. Jusqu’à maintenant 4 ans, quand je me suis associé avec mes enfants dans la création d’une entreprise d’imprimerie et qu’ils m’ont proposé de doubler l’activité d’édition avec celle d’imprimerie. Nous avons donc commencé à éditer des livres et la famille et quelques bons amis m’ont dit : « Eh ! Mon vieux ! Si on édite pour les autres, tu ne veux pas qu’on édite également tes écrits ? ». Alors je les ai pris de manière chronologique. Dans mon premier volume publié, la majorité des textes on une quarantaine d’année. Je les ai un peu revus, modernisés mais leur origine date d’alors. Même ceux que je publie maintenant sont de cette période, ils sont juste réactualisés. Par exemple, si à l’époque j’utilisais le mot « transistor », aujourd’hui j’utilise le mot « ordinateur ». Ce sont les seules modifications que je fais. L’idée est d’époque. Quant à l’édition, nous avons engagé depuis peu un jeune garçon qui est également poète, qui a terminé des études spécialisées en journalisme, qui a toujours écrit mais qui a aussi des vertus de critique, il est capable de se rendre compte de la valeur d’un texte. Nous avons lancé à présent une série consacrée à la poésie « Raftul de poezie », qui est une série dont on prend soin. Le tri des textes, le tri des volumes de poésie est fait avec grand soin. Ces derniers jours nous avons d’ailleurs refusé deux livres strictement jugés sur des critères de valeurs. Nous avons dit que nous n’acceptions pas de compromis dans le domaine de la poésie. Quant à la prose, nous publions ce que nous recevons même si nous faisons attention à la qualité. Sinon tu ne peux jamais grandir ton prestige, ta valeur et ta popularité. C’est très dur de récupérer un handicap de 20, 30, 40 ans. Certains ont bénéficié de cela en passant du domaine public au domaine privé. Nous, nous avons commencé à partir de zéro. »

Eva



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