Paradise Now ou l'utopie révolutionnaire du Living Theatre

Publié le par trapped.over-blog.com

Avignon, 1968. Le festival, cette année là, suit de tout juste deux mois les événements de mai. Le vent de contestation qui a ébranlé les valeurs désuètes de la France ne s'est pas vraiment éteint et, en une grande rafale, il fera trembler les murs de pierre de la ville provençale et secouera les fondements du festival.


En première ligne de cette tempête au goût de révolution, le Living Theatre, compagnie new-yorkaise exilée en Europe suite à de nombreuses confrontations avec la justice de leur pays.
Avant-garde théâtrale déroutante, proche des théories d'Antonin Artaud et se revendiquant d'un anarchisme pacifiste, le Living Theatre ne plaît guère aux autorités puritaines!
En juillet 68 donc, la troupe débarque au festival d'Avignon, emmenée par Julian Beck et Judith Malina, le couple fondateur. C'est l'époque où ils entament une vie communautaire et cherchent de nouvelles formes de créations en s'éloignant de la fiction et en radicalisant le message politique: le théâtre doit maintenant servir à un changement de société.

Les voilà en Avignon avec un nouveau spectacle en construction, Paradise Now, qui déclenchera les passions révolutionnaires et les foudres des biens pensants.
Le climat du festival cette année là est tendu. Le Living n'est pas forcément apprécié de la population locale qui voit d'un mauvais œil la vie libre, libertaire et communautaire des comédiens qui, par leur unique présence, lui renvoient en pleine face ses valeurs bourgeoises étriquées.
Les tensions se durcissent l'après-midi du 18 juillet, lorsque l'on apprend que la troupe du Chêne Noir est interdite de représentations, le lieu choisi n'étant pas au normes. Au lieu de privilégier le dialogue, c'est l'interdiction pure et simple. Plusieurs personnalités présentes au festival, dont le Living, soutiennent la compagnie lors d'un débat publique et ce sont les premiers heurts avec les CRS.

Malgré un climat hostile, Paradise Now s'annonce à guichets fermés. Devant les centaines de personnes qui ne peuvent assister au spectacle et considérant l'idéologie révolutionnaire de la troupe, Julian Beck propose de jouer gratuitement dans la rue. La rue, premier lieu du théâtre, n'était pas vraiment dans les mœurs théâtraux de l'époque. Refus catégorique du maire et de la police. Le théâtre oui, mais pour ceux qui peuvent payer, et le théâtre dans la rue certainement pas, mieux vaut étouffer dans l'œuf les prémices d'une contestation et d'une prise de position de la population! De plus, la présentation de Paradise Now ne convient pas à Henri Duffaut, maire d'Avignon, qui estime que la troupe ne remplit pas son contrat avec ce spectacle et demande à Julian Beck d'en présenter un autre.
En opposition à la politique du festival et de la ville, le Living Theatre décide de rompre son contrat et de quitter Avignon. 
De cette décision, rendue publique par la troupe, s'ensuivra de nombreux débats et un regain d'intérêt de certains spectateurs, des étudiants, des ouvriers qui décident alors de leur trouver des lieux où ils pourront se représenter gratuitement, ce qu'ils feront quelques jours plus tard à Châteauvallon.

L'interdiction qui frappe Paradise Now est peut-être le déclencheur qui pourrait permettre au Living Theatre de casser avec l'élite qui venait voir ses pièces et de rendre enfin son théâtre véritablement révolutionnaire en s'adressant à tous, en le jouant gratuitement dans des lieux non théâtraux.
Parce que le Living ne présente pas des œuvres d'art mais un théâtre qui pousse le spectateur dans ses retranchements, cherche à le faire réagir sur l'absurdité de certaines valeurs, de certaines lois, qui est porteur d'une contestation forte et qui défend un nouveau mode de vie. Le théâtre créé par le Living a une visée qui dépasse une avant garde qui se concentrerait uniquement sur des recherches théâtrales esthétiques, c'est un théâtre qui « s'occupe de déverrouiller, de débloquer l'instinctivité que cent mille ans de civilisation ont refoulé », dixit Julian Beck. (un message délicat à faire passer aux spectateurs dont beaucoup sont choqués et déroutés). Leurs spectacles devraient donc être vus par tout le monde et non pas juste par des amateurs de théâtre ou par ceux qui ont les moyens de payer leur place.

« Nous quittons le festival parce que le temps est venu pour nous de commencer enfin à refuser de servir ceux qui veulent que la connaissance et le pouvoir de l'art appartiennent seulement à ceux qui peuvent payer, ceux-là même qui souhaitent maintenir le peuple dans l'obscurité, qui travaillent pour que le pouvoir reste aux élites, qui souhaite contrôler la vie de l'artiste et celle des autres hommes. »
extrait de la déclaration du Living Theatre le 29 juillet 1968

Avec le cas d'Avignon, la troupe a eu l'occasion de se poser véritablement la question « Jusqu'où devons-nous aller? » La réponse n'est pas évidente au sein même de la communauté. S'il faut aller « aussi loin que possible » pour Beck, certains membres refusent tout d'abord de jouer par peur de renforcer l'engrenage de la violence (rappelons que le Living se définit aussi par sa non-violence).
Seulement, est-il possible de parler de révolution et de se retirer au moment où le message pourrait atteindre son but: en l'occurrence quand ils ont enfin la possibilité de jouer pour un public de non-initiés qui prend tout de même des risques pour que la représentation est lieu et se sent prêt à entendre le message et à recevoir l'utopie du Living Theatre?

Julian Beck considérait que son théâtre était « vendu à la bourgeoisie » et qu'ils devaient trouver les moyens d'en sortir. Avignon, bien malgré la volonté des dirigeants, s'est présenté comme cette occasion.

Et, même si ce ne fut pas le cas, l'imagination aurait bien pu prendre le pouvoir cet été là.

 

 

Julie


A lire:
Entretiens avec Julian Beck et Judith Malina par Jean-Jacques Lebel, éditions Pierre Belfond.
Living Theatre au festival d'Avignon par Jean-Marie Lamblard, Lettres d'Archipel, http://lamblard.typepad.com/weblog/2006/07/living_theatre_.htmllink
Living theatre par Marcel Viaud, La presse anarchiste, http://www.la-presse-anarchiste.net/spip.php?article1284

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