Le libertaire qui dérangeait l'art aux bonnes moeurs

Publié le par trapped

 

 

La censure cache, la censure dérobe aux yeux du monde ce qui ne fait pas partie des bonnes mœurs, elle musèle la création artistique. Mais les artistes ne sont pas dupes. Ou l'on se range du côté des biens pensants et du politiquement correct, ou l'on détourne. Ou encore, on la fait éclater au grand jour sous l'œil médusé des censeurs de tout poil.

Ainsi, cette petite histoire qui se passe en 1964, lors de la Biennale de Venise, institution hautement considérée dans l'art contemporain. On y invite Enrico Baj, peintre italien. Oh, mais pas n'importe quel peintre. Pas de celui qui se regarde le nombril en se disant avant-gardiste. Il se disait lui-même un « libertaire anarcho-pataphysicien » (de la pataphysique de Jarry pour ceux qui ne s'en souviendraient pas). Ça donne le ton de ses peintures et collages qui, sous des traits faussement naïfs, donnent à voir l'horreur humaine, qui dénoncent toutes les formes d'oppression, qui critiquent violemment le fascisme ou les politiciens véreux. Rarement jugés de bon ton par les autorités, les tableaux de Baj ont subi, tout au long de sa carrière, une censure draconienne.

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Pourtant, on lui offre une salle lors de cette fameuse biennale. Pourquoi pas après tout? Un festival d'art contemporain ne sert pas à étouffer l'artiste ou à le rendre conventionnel, mais bien à exprimer toutes les tendances artistiques du moment.

Alors Baj débarque avec ses Dames et Généraux, portraits affublés de médailles et autres décorations militaires à outrance qui ne sont pas là, on s'en doute bien, pour glorifier l'ordre et la discipline. Malheur à lui d'avoir voulu lancer un pied de nez à ces hautes institutions de la société. Les organisateurs de la Biennale, dont le courage ne devait pas dépasser la bienséance de base, s'offusquent des seins trop voyants des Dames et de ces médailles qui dénigrent l'armée.

baj, dames

Une proposition bien étrange est alors faite au libertaire descendant d'Alfred Jarry: ou bien il retire ses tableaux (jusque là, on est dans une censure sans concession) ou bien il cache ces tétons qui saliraient la vue du public. Proposition donc de dénaturer l'œuvre en la recouvrant. Comme les censeurs ont pu faire des coupes à la hache dans certains livres, on se propose de faire la même chose à des tableaux et ça ne semble pas choquer des gens qui sont censés apprécier et défendre l'art.

Baj choisi la deuxième option mais c'était sans compter son esprit rusé et malin.

« J 'achetai du ruban adhésif noir et je l'appliquai en croix sur les zones censurées. Ces croix devinrent immédiatement pour l'œil du spectateur des croix nazies, des symboles de l'oppression de la culture. Les photographes du monde entier étaient là pour photographier et les journalistes du monde entier pour interviewer. »

Pauvres commissaires d'exposition qui, voulant préserver une image intacte de leur Biennale, se sont retrouvés promulgués au rang de grands oppresseurs de la liberté artistique!

 

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Julie

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